Analyse d’urine et d’inégalités

Rien ne semble plus naturel que d’uriner. C’est une fonction que nous partageons tous, humains et animaux, femmes et hommes. Comment imaginer qu’il puisse s’y cacher des inégalités ? Et pourtant.

Rien que le mot « pipi » prête à sourire. C’est pourtant un sujet sérieux, un enjeu d’aménagement urbain, de sécurité, d’hygiène mais aussi d’attractivité et d’égalité dans l’espace public. Un « droit à pisser » inégalitaire que de nombreuses personnes possédant une vulve ont vécues au plus profond de leur corps.

Beaucoup ont connu ce moment : avoir envie d’uriner dans un bar, se rendre aux toilettes et voir une dizaine de personnes possédant une vulve faire la queue alors que chez les personnes possédant un pénis, l’enchaînement est bien plus rapide. Certaines attendront. D’autres abandonneront et se retiendront au risque de développer une infection urinaire. Les plus téméraires franchiront la porte des toilettes pour personnes possédant un pénis ou iront se soulager dehors. Toutes ces personnes possédant une vulve se sont demandées : mais pourquoi chez les personnes possédant un pénis ça va plus vite ? Existe-t-il des moyens de corriger ces inégalités ?

Dans cet article, il ne sera pas question d’homme et de femme, mais de personne ayant un pénis et de personne ayant une vulve. En effet, les toilettes représentent aussi un enjeu pour les personnes transgenres : dès lors que notre genre n’est pas en adéquation avec notre sexe ou qu’on est fluide, quelle porte pousser ? La question sera brièvement évoquée mais en tant que personne binaire, je ne souhaitais pas m’approprier la parole des personnes LGBT+.

Les toilettes sont de sexe masculin

Selon l’article du professeur en urbanisme à Sciences Po Paris Julien Damon « Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager » (Droit social, n° 1, 2009, pp. 103-110.), les premières toilettes publiques apparaissent en France, à Paris au XIXe siècle. Il s’agit des vespasiennes qui ne sont ni plus ni moins que des urinoirs. Les personnes possédant une vulve sont donc exclues d’office du droit à se soulager puisque dans nos sociétés occidentales, les personnes possédant un pénis urinent debout et les personnes possédant une vulve assises. Ce n’est qu’à la moitié du XXème siècle que les fameuses sanisettes payantes apparaissent où il est possible de s’assoir. Si les personnes possédant une vulve ont à présent la possibilité d’uriner, l’option payante exclue les personnes les plus défavorisées. De plus, bien souvent, l’hygiène dans ces toilettes publiques est précaire.

Les bars, gares et autres centres commerciaux disposent aussi de toilettes qui peuvent être considérées comme étant publiques. Dans les premiers, pour pouvoir les utiliser, il faut bien souvent s’acquitter du prix d’une consommation. Surtout, c’est dans ces lieux publics que l’on remarque la différence d’attente entre hommes et femmes.

Crédit : Anne-Laure Petit-Hénon

Une différence qui peut trouver sa justification dans l’agencement des lieux selon John Banzhaf, juriste et professeur de droit américain. Les bâtiments sont construits selon le principe de la symétrie : les toilettes, séparées selon les sexes, sont donc des salles de tailles et de formes identiques. Sauf qu’un urinoir prend moins de place qu’une cabine fermée. La superficie est la même mais, mécaniquement, la capacité est plus élevée dans les toilettes des personnes possédant un pénis.

Quand il s’agit du trône en faïence, la différence ne s’arrête pas là. Sarah Bourcier Laskar a rejoint pendant six mois le Laboratoire Eau, Environnement et Systèmes Urbains de Paris (Leesu) où elle a travaillé au sein du programme de recherche OCAPI ont les travaux visent à étudier et accompagner les évolutions possibles des systèmes alimentation/excrétion urbains. Elle a travaillé sur la pratique « du pipi sauvage » (le fait d’uriner dans la rue) dans la ville de Paris. Dans son étude, Sarah Bourcier Laskar a remarqué que la question du genre se pose : « Il existe une inégalité de fait entre les hommes et les femmes, notamment au niveau du comportement, mais aussi de la posture. »

Les personnes possédant un pénis urinent debout et n’ont pas à se dévêtir. « Un homme urine sur quelque chose, dans cet acte il y a toujours une idée de domination. » Quant aux personnes possédant une vulve, elles doivent se dévêtir plus, ce qui les rend plus vulnérables. Elles doivent aussi se tenir accroupies. La perception du monde est donc totalement différente. Là, c’est la question de l’espace public qui se pose.

Dans son étude, Sarah Bourcier Laskar a aussi remarqué qu’il existe « une conception genrée de l’urine ». L’action d’uriner n’est pas perçue de la même manière pour les personnes ayant un pénis et pour les personnes ayant une vulve : « On entend dans le discours de certains politiques que les hommes devraient faire comme les femmes qui sont mieux éduquées et apprendre à se retenir. » C’est socialement intégré qu’une femme doit « prendre ses précautions » : aller aux toilettes avant de sortir puis se retenir jusqu’à trouver des lieux d’aisance décents, c’est-à-dire, surtout, propre et sécurisé.

Le pipi est politique

Car force est de constater que les toilettes publiques n’ont pas été la priorité des aménagements urbains. En 2017, La ville de Lille comptait seulement six sanisettes, alors que Lyon dispose d’une offre de 150 toilettes, Bordeaux de 66 et Toulouse de 65 (source : Cahier 8 « Les sanitaires publics : Pour un plan de développement métropolitain »). Elles participent pourtant au bien-être des habitants (tout le monde peut avoir besoin de se soulager à n’importe quel moment) mais aussi à l’image de la ville notamment pour les touristes. Les toilettes publiques sont un véritable enjeu de l’aménagement urbain.

Dans son article, Julien Damon note trois axes à améliorer autour des toilettes publiques et qu’il regroupe dans le modèle GPS : Gratuité, Propreté et Sécurité. Trois axes pas toujours garantis, notamment pour les personnes possédant une vulve.

Lors de son étude de terrain, Sarah Bourcier Laskar a entendu parler de « voyeurs » qui attendent de voir les filles se dénuder pour uriner derrière un buisson et même d’agressions sexuelles.

La designer Louise Raguet a développé l’urinoir féminin Marcelle (« féminin », à défaut d’un autre terme). Lors de la conception de son produit, elle a pris en compte cet enjeu de sécurité : « Il faut concilier l’usage plus rapide de l’urinoir. Ça veut dire ne pas avoir une cabine qui ferme à clé, sinon on retrouve la même chose que pour les cabines. Mais en même temps il faut penser à l’intimité et à la protection des utilisatrices et ce n’est pas simple. »

Crédit : Marcelle

Souvent, les toilettes publiques souffrent d’une mauvaise réputation au niveau de l’hygiène. Pour éviter de s’assoir sur le siège, les personnes possédant une vulve ont dû développer des techniques et adopter des positions pas toujours confortables ou bien en passant du temps à recouvrir la cuvette de papier toilette.

Enfin, comme dit plus haut, les sanisettes qui ont été installées il y a plusieurs décennies sont payantes et donc excluent les personnes les plus précaires.

La transition écologique entre aussi en compte. Selon Marine Legrand, anthropologue et chargée de recherches pour le programme OCAPI, l’urine et autres déjections « posent la question de l’assainissement, de l’hygiène. Que faire de ces matières qui pourraient redevenir disponibles ? » L’urinoir Marcelle a été pensé dans ce sens : il permet de collecter l’urine pour en faire de l’engrais. La question de l’urine entre alors dans le champ de l’écoféminisme : penser la transition écologique en intégrant les rapports de genre.

Pour un « droit à pisser » universel, quelles réponses apporter ?

Solutions transitoires et solutions pérennes

Le modèle de Julien Damon représente un idéal vers lequel tendre en termes de toilettes publiques. Force est de constater que le chemin est encore long mais aujourd’hui des solutions existent pour limiter les inégalités entre les personnes possédant un pénis et les personnes possédant une vulve, même cette inégalité de fait qui réside dans la posture.

Magali Chailloleau a créé le premier pisse-debout de fabrication entièrement française en 2017. Un objet qui a fait parler de lui récemment qui pourtant ne date pas d’hier : « J’ai découvert le pisse-debout par hasard lors d’un apéro avec des copines il y a déjà plusieurs années. On ne savait pas que ça existait depuis déjà un moment et c’était super dur à trouver : il n’y en avait en vente que dans une boutique d’articles de randonnée à Paris. »

Crédit : Pisse Debout

Cet objet permet aux personnes ayant une vulve d’uriner sans avoir à se déshabiller totalement, ce qui représente un gain de temps, mais aussi de pouvoir se soulager quand il n’y a pas d’endroit adéquat. Cela n’endigue pas le problème du «pipi sauvage » mais est une réponse pour éviter les infections urinaires. « Le top ça reste des toilettes fermées avec un trône, un lavabo et de quoi nettoyer, poursuit Magali Chailloleau. Le pisse-debout est une solution d’appoint. Ce n’est pas le top, mais ça peut aider. »

Parallèlement, les urinoirs féminins ont commencé à se développer. Celui de Louise Raguet, mais aussi celui de Gina Périer qui a présenté son modèle Lapee au concours Lépine en 2019. Des aménagements moins coûteux et qui prennent moins de place mais où il est difficile de parfaitement concilier les enjeux de rapidité et de sécurité.

Pour les toilettes publiques dans la rue, les réflexions sont encore en cours pour correspondre au maximum au GPS tout en intégrant les enjeux genrés. En revanche, dans les bâtiments publics, il est possible d’aménager autrement.

Le nombre de toilettes dans un bâtiment est défini selon sa capacité et sa fonction. Rien n’empêche les architectes de sortir de la symétrie parfaite et de consacrer plus de place aux toilettes pour les personnes possédant une vulve. Dès 2005, la ville de New-York a voté une loi imposant que le nombre de toilettes pour femmes soit deux fois plus important que le nombre de toilettes pour hommes. Ce qui est possible dans les nouvelles constructions, moins évidents pour les bâtiments déjà construits.

Dans ce cas, l’aménagement peut être repensé. Même si on garde des espaces symétriques, le développement de l’urinoir féminin permettrait d’avoir un agencement similaire des deux types de toilettes et donc fluidifierait le trafic.

La solution idéale serait la mise en place de toilettes mixtes : cela évite que les cabines restent inoccupées dans les toilettes destinées aux personnes possédant un pénis et donc les personnes possédant une vulve auraient moins longtemps à attendre. Ce serait aussi une solution idéale puisque les personnes non-binaires et transgenres ne seraient, dès lors, plus discriminé.e.s à la porte des toilettes.

Toutefois, certaines personnes sont réticentes à cette idée puisque les toilettes, les déjections, relèvent de l’ordre de l’intime. Cela représente un tabou, surtout pour les personnes possédant une vulve, de peur de se faire importuner. Dans les années 1980, John Banzhaf proposait que seules les toilettes pour personnes possédant un pénis deviennent mixtes : les personnes possédant une vulve peuvent accéder aux cabines des deux côtés, permettant tout de même de limiter l’attente. Seul un changement de pictogramme serait nécessaire. Mais finalement, ce n’est pas ce qui se fait déjà dans les lieux publics, comme les boites de nuit, quand l’attente devient insoutenable ?

Laisser un commentaire